
Philippe Garnier est toujours le meilleur journaliste-écrivain français "rock"* car il a su intégrer les apports les plus pertinents du "nouveau journalisme" américain: un subjectivisme revendiqué**, des éclairages singuliers sur les gens et les événements couverts et un esprit frondeur, curieux et aventurier INDISPENSABLE, celui qui rend capable de boire un litre de tequila pour faire passer la poignée d'amphets offertes par un chef Hell's Angels de la Baie ou d'aller traquer les mémos poussiéreux d'un producteur de la MGM en résistant aux assauts d'une archiviste teigneuse. Ce talent qui pousse à improviser en toutes circonstances pour surprendre et éblouir ses lecteurs sans perdre sa singularité européenne, ce mélange de distance critique et d'humour, deux qualités indispensables pour partir explorer la culture pop d'outre-Atlantique. Ainsi, des Cramps à John Fante et de Little Bob - comme lui citoyen du Havre où Garnuche a fait un temps le disquaire - à David Goodis, il fut notre passeur majuscule durant l'âge d'or de Rock&Folk, du milieu des 70's au début des 80's.
Aujourd'hui, il publie chez Grasset Freelance - Grover Lewis à Rolling Stones. Une vie dans les marges du journalisme en hommage à son ami et mentor dont voici deux extraits tirés des premières pages:
En septembre 1971, au bout d'une visite initiatique d'un peu plus d'un an, et sommairement prié par les services d'immigration américains de débarrasser le plancher, la seule chose que je me souvienne avoir emportée dans l'avion est un numéro de Rolling Stone qui venait de paraître. Le bimensuel m'était bien sûr familier. Même au Havre, bien avant le voyage, quand j'abordais les marins américains sur le port pour leur soutirer leurs journaux et magazines écornés par les semaines de traversée, Rolling Stone ponctuait déjà mes saisons. Pour dix Newsweek ou Sport Illustrated, il y avait, avec un peu de chance, un Cavalier un peu souillé, ou, plus rare encore, un exemplaire de cette revue au format si singulier, comme un tabloïd plié en deux: Rolling Stone. Subjugué par l'aspect martien de l'objet (on n'a pas idée, en 1967) et par les photos si reconnaissables de Baron Wolman, je m'étais abonné dès le numéro 17 - celui, resté fameux, sur les groupie. Miss Trixie Merkin était en couverture, et les Plaster Casters à l'intérieur. Il est difficile d'imaginer aujourd'hui ce que pouvait représenter, même en France gaullienne post-soixante-huitarde, un tel journal venu d'ailleurs qui parlait de choses comme ces deux filles taillées dans la margarine qui faisaient pieds et mains pour rencontrer leurs idoles, et beaucoup plus encore pour exécuter leurs moulages de sexes en érection. Plaster Casters n'était pas un nom de plume pour rien. Les deux filles en taillaient pour l'amour de l'art.
Quelques lignes plus loin, Garnier nous raconte ce qui l'a vu dans le miroir en remontant la vie du personnage principal de son enquête (principal car les livres de l'enquêteur sont de vraies mines sur le cinéma, le journalisme et la musique aux Etats-Unis):
Je ne connaissais encore ni le nom de Grover Lewis, ni l'homme derrière les mots. J'ignorais qu'il lisait avec une loupe, qu'il était légalement aveugle, et que son employeur allait bientôt lui payer une machine spéciale qui écrivait en immenses caratères gras, comme ceux d'un téléscripteur. J'ignorais que je ferai un jour sa connaissance, et qu'il deviendrait mon ami. Je publiais des articles dans la presse rock depuis peu, mais découvrir Splendor in the Short Grass dans les pages de Rolling Stone a tout bonement changé ma vie.
A partir de cette date et de cet article, je me suis bêtement fait une certaine idée du journalisme - ou plutôt de ce qu'il pouvait être pour certains d'entre nous - et j'ai joyeusement fonctionné quelques temps sur ce principe, en parfaite inconscience, avant de réaliser qu'au lieu d'être la norme, mon maître étalon était l'exception; que ses façons de faire avaient voué Lewis sinon à la ruine, disons à une vie difficile; et que mes sales manies étaient impraticables à peu près partout, sauf dans les deux publications qui m'employaient alors. (...) Je dois donc à Grover Lewis à la fois ma vocation fortuite (je suis tombé dans l'écriture plus que je m'y suis formé) et la singularité qui m'isole encore à ce jour; ma relative liberté de ton et de mouvement, et la moins relative modestie de mes émoluments.
Surtout ne changez jamais M'sieur Garnier. Même si vous n'accumulez ni prix de complaisance ni postes-placards dorés, par votre liberté de ton, vous êtes l'honneur de cette profession.
- Philippe Garnier, Freelance - Grover Lewis à Rolling Stones. Une vie dans les marges du journalisme, Grasset, 2009.
* Un peu réducteur ? Ouais, mais seulement pour ceux qui ne veulent ou ne peuvent toujours pas comprendre que la rock & pop culture est un immense continent à explorer aux possibilités inépuisables.
** Le style de Philippe Garnier ? C'est l'anti-novlangue.
En-haut: les Plaster Casters (of Chicago) par Baron Wolman qui a aussi signé la couverture de Rolling Stone ci-dessous:

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